13.03.2024

L’articulation des droits de préemption dans le cadre d’une vente immobilière

Par Sandra BAUR, Notaire stagiaire et Benoit VIEUX, Notaire associé

La vente d’un bien immobilier requiert de se poser diverses questions tant au regard de la nature du bien, que de sa localisation ou encore en fonction de l’occupation du bien vendu.

Et qu’importe le type de bien, le notaire doit s’interroger, systématiquement et avec la plus grande des précautions, sur l’existence d’un éventuel droit de préemption qui pourrait concerner le bien vendu.

Tous les types de biens peuvent potentiellement être soumis à un droit de préemption : des appartements aux emplacements de stationnement en passant par les commerces ou par les parcelles agricoles ou boisées.

Le terme « droit de préemption » vient du latin « prae » qui signifie avant et de « emptio » qui signifie achat (Gérard CORNU, Vocabulaire juridique) et peut être défini comme « un droit d’acquisition prioritaire d’un bien au moyen duquel le préempteur prend la place de l’acquéreur qu’il évince » (C. Saint-Alary-Houin, Le droit de préemption – LGDJ, 1979, P. Raynaud).

Traditionnellement, il y a lieu de distinguer, d’une part, les droits de préemption d’intérêt général et, d’autre part, les droits de préemption d’intérêt privé :

    • Les principaux droits de préemption d’intérêt général (visant notamment à permettre à l’autorité publique d’avoir une maitrise foncière des espaces fonciers)sont les suivants :
      • Le droit de préemption urbain (DPU) mentionné à l’article L 211-1 du code de l’urbanisme,
      • Le droit de préemption de zone d’aménagement différé (ZAD) résultant de l’article L 300-1 du code de l’urbanisme,
      • Le droit de préemption commercial des communes et collectivités territoriales visé aux articles L 214-1 à L 214-3 du code de l’urbanisme,
      • Le droit de priorité des communes et des établissements publics de coopération intercommunale défini aux articles L 240-1 à L 240-3 du code de l’urbanisme,
      • le droit de préemption des biens situés dans des espaces naturels sensibles (ENS) défini aux articles L 215-1 à L 215-24 du code de l’urbanisme,
      • le droit de préemption de l’Etat et des communes en matière forestière défini aux articles L 331-22 et L 331-23 du code forestier,
      • Le droit de préemption de la société d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER) définis aux articles L 143-1 et suivants du code rural (certes organisme privé mais avec une mission d’intérêt général).
    • Les principaux droits de préemption d’intérêt privé (visant à la protection d’intérêts individuels même s’ils peuvent permettre également indirectement de favoriser des politiques d’aménagements du territoire) sont les suivants :
      • Le droit de préemption du preneur à bail commercial défini à l’article L 145-46-1 du code du commerce,
      • Les différents droits de préemption des locataires à bail d’habitation (qui résultent principalement (i) de l’article 10 de la loi du 31 décembre 1975, (ii) de l’article 15 de la loi du 6 juillet 1989, (iii) de l’article 10-1 de la loi du 31 décembre 1975),
      • Le droit de préemption du preneur à bail rural prévu à l’article L 412-5 du Code rural et de la pêche maritime,
      • Le droit de préférence au profit des propriétaires forestiers voisins visé à l’article L 331-19 du Code forestier,
      • Ou encore le droit de préemption des indivisaires visé à l’article 815-14 du code civil.

Cette pluralité de droit de préemption protégeant des intérêts divergeant impose de s’interroger sur les conséquences de l’existence d’une pluralité de droits de préemption applicables à une même vente.

En effet, la purge du (ou des) droit(s) de préemption existant(s) est l’une des étapes essentielles consacrant la sécurité juridique de l’acte d’acquisition immobilière, car la vente conclue en violation d’un droit de préemption est entachée de nullité relative, le titulaire du droit de préemption pouvant introduire une action devant la juridiction judiciaire contre le vendeur ou le cas échéant contre le notaire rédacteur de l’acte de vente.

Et lorsque la vente d’un bien entraine la purge de plusieurs de ces droits de préemption, le principe de base est souvent une mise en œuvre successive ; ainsi, si le titulaire prioritaire n’exerce pas son droit de préemption, le suivant peut l’exercer. La question de l’ordre et de la hiérarchie de ces droits est par conséquent déterminante. D’autant plus que dans certains cas un droit de préemption peut également écarter totalement un autre droit de préemption.

On peut alors se demander comment, face à une pluralité de droits de préemption, justifiés aussi bien par l’intérêt général que privé, le notaire peut-il s’assurer de la bonne mise en œuvre de ces différents droits ?

Et ce d’autant plus que les textes ne prévoient pas toujours clairement l’articulation des différents droits de préemption entre eux.

Pour illustrer notre propos, bien qu’il existe une multitude d’articulations possibles, nous nous concentrerons sur 4 situations de concours possibles :

I – Droit de préemption des indivisaires & Droits de préemption d’intérêt général (DPU – SAFER)

a. Droit de préemption des indivisaires et DPU

L’article L 213-1 du code de l’urbanisme prévoit expressément la primauté du coindivisaire sur le DPU en stipulant que :

« Sont soumis au droit de préemption institué par l’un ou l’autre des deux précédents chapitres:

…/…

2° Les cessions de droits indivis portant sur un immeuble ou une partie d’immeuble, bâti ou non bâti, sauf lorsqu’elles sont consenties à l’un des coïndivisaires, et les cessions de tantièmes contre remise de locaux à construire ; »

Ainsi en cas de vente de droits indivis portant sur un immeuble à un coindivisaire, le DPU est écarté et n’a pas à être purgé.

b. Droit de préemption des indivisaires et SAFER

Tout comme pour le DPU, les textes prévoient expressément l’absence du droit de la SAFER en cas de cession entre indivisaires.

En effet, l’article L 143-4 3° du code rural et de la pêche maritime dispose expressément, en visant le droit de préemption de la SAFER, que

« Ne peuvent faire l’objet d’un droit de préemption :

…/…

3° Les acquisitions effectuées par des cohéritiers sur licitation amiable ou judiciaire et les cessions consenties à des parents ou alliés jusqu’au quatrième degré inclus, ou à des cohéritiers ou à leur conjoint survivant ainsi que les actes conclus entre indivisaires en application des articles 815-14, 815-15 et 883 du code civil ; »

La primauté du droit de préemption de l’indivisaire sur celui de la SAFER est ainsi posée.

On pourra souligner que le notaire devra néanmoins penser à notifier à la SAFER cette cession conformément à l’article R 141-2 du code rural et de la pêche maritime.

II – Droit préemption de la SAFER & Droit de préemption du preneur à bail rural

Ici l’articulation des droits de préemption ne peut se faire sans prendre en compte les qualités du preneur à bail rural.

Le principe est que le droit de préemption de la SAFER prime sur celui du preneur à bail lorsque le preneur exploite le bien depuis moins de trois ans.

En effet, l’article L.143-6 alinéa 2 du code rural prévoit que le droit de préemption de la SAFER « ne peut s’exercer contre le preneur en place, son conjoint ou son descendant régulièrement subrogé dans les conditions prévues à l’article L. 412-5 que si ce preneur exploite le bien concerné depuis moins de trois ans. Pour l’application du présent alinéa, la condition de durée d’exploitation exigée du preneur peut avoir été remplie par son conjoint ou par un ascendant de lui-même ou de son conjoint. »

Ainsi cet article dispose que le droit de préemption du preneur à bail peut primer sur le droit de préemption de la SAFER mais sous certaines conditions, à savoir (en complément des trois années d’exploitation du bien visées supra) que le preneur :

    • ait exercé, au moins pendant trois ans, la profession agricole ou être titulaire d’un diplôme d’enseignement agricole ;
    • exploite lui-même le bien mis en vente (ou son conjoint ou le partenaire avec lequel il est lié par un pacte civil de solidarité participant à l’exploitation ou un descendant majeur ou mineur émancipé qui devra avoir également 3 années d’expériences dans la profession ou être titulaire d’un diplôme d’enseignement agricole) ;
    • ne dépasse pas un cumul foncier tel que visé au dernier alinéa de l’article 412-5 du code rural.

L’obligation de constater ces conditions a été rappelée dans un arrêt de la cour de cassation du 13 juillet 2011 (n°10-19.734) rappelant que l’article L. 143-6 du Code rural et de la pêche maritime ne peut s’appliquer qu’au profit d’un preneur en place remplissant les conditions prévues à l’article L. 412-5 du même code.

En dehors de ces conditions, le droit de préemption de la SAFER prime.

Par ailleurs, en cas de primauté du droit de préemption du preneur, et si le preneur renonce à exercer son droit de préemption, la SAFER recouvre son droit.

Face à cette situation, le notaire devra donc s’attarder attentivement sur la situation locative et aux qualités du preneur à bail pour savoir s’il y a lieu de purger ou non le droit de la préemption de la SAFER.

III – Droit de préemption du preneur à bail rural & DPU – Droit de préemption de l’état, des collectivités publiques et des établissements publics.

L’article L. 412-4 du code rural traitant le sujet du droit de préemption du preneur à bail rural prévoit sans équivoque que ce droit de préemption ne peut primer sur les droits d’intérêt général.

En effet les textes prévoient qu’ «il peut être exercé s’il n’a été fait usage des droits de préemption établis par les textes en vigueur, notamment au profit de l’Etat, des collectivités publiques et des établissements publics »

On comprend donc que le droit du preneur n’est pas définitivement écarté mais qu’il viendra après les purges qui s’imposeront.

Ainsi le DPU prévaut sur le droit de préemption du preneur rural tel que ceci a été repris dans une réponse du Ministère de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales publiée le 09/12/2021 (publiée dans le JO Sénat du 09/12/2021 – page 6783) précisant que :

« L’article L412-4 du même code précise cependant que le droit de préemption (de l’agriculteur exploitant) peut être exercé s’il n’a pas été fait usage des droits de préemption établis par les textes en vigueur, notamment au profit de l’État, des collectivités publiques et des établissements publics. En d’autres termes, si le droit de préemption du preneur en place est susceptible, sous certaines conditions, de primer celui de la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural, il ne peut primer celui de la collectivité bénéficiant d’un DPU sur des biens classés en zone U ou AU du PLU même si ceux-ci sont exploités via un bail rural au moment de l’aliénation. Ce droit de préemption de l’exploitant est ouvert au preneur ayant exercé, au moins pendant trois ans, la profession agricole et exploitant par lui-même ou par sa famille le fonds mis en vente. Il est d’application stricte dans le cas d’une vente de gré à gré conclu entre le propriétaire et la collectivité hors toute procédure de préemption.

Toutefois, après avoir été longtemps refusé, un arrêt du conseil d’état du 6 octobre 1999 a reconnu le droit pour le locataire à agir à l’effet de contester l’exercice du droit de préemption urbain. (Conseil d’Etat, 1 / 4 SSR, du 6 octobre 1999, 185577)

IV – DPU et Droit de préemption du locataire d’habitation

a. En cas de vente de logement loué

Il s’agit ici du droit de préemption en cas de vente consécutive (c’est-à-dire la 1ère vente) à la division d’un immeuble (article 10 de la loi du 31 décembre 1975) et du droit de préemption en cas de vente de la totalité d’un immeuble de plus de 5 logements (article 10-1 de la loi du 31 décembre 1975).

En l’espèce le décret n°77-742 du 30 juin 1977, pris pour l’application de l’article 10 de la loi n° 75-1351 du 31 décembre 1975 relative à la protection des occupants de locaux à usage d’habitation, précise en son article 2 que la notification adressée au locataire « doit mentionner expressément le prix et les conditions demandées, et reproduire les trois premiers alinéas de l’article 10 de la loi du 31 décembre 1975 susvisée, ainsi que, s’il y a lieu, l’existence d’un droit de préemption d’une collectivité publique . »

Ce qui consacre la primauté des droits de préemption d’urbanisme d’intérêt général sur le droit de préemption des locataires.

b. En cas de vente de logement vide

On visera ici le cas du propriétaire bailleur souhaitant vendre un logement vide de toute location et qui devra ainsi respecter les dispositions de l’article 15 de la loi du 6 juillet 1989, qui prévoit l’envoi d’un congé valant offre de vente pendant 2 mois, et précisant expressément le prix et les conditions de la vente projetée. Ce congé étant adressé 6 mois avant le terme du contrat de bail, à l’expiration dudit délai, le propriétaire pourra, en l’absence d’exercice du droit de préemption du locataire dans le délai indiqué, vendre le logement libre à un tiers.

Les textes ne prévoient pas de solution quant à la concurrence des droits de préemption des locataires et des droits de préemption d’urbanisme mais la primauté du DPU semble implicite si on se réfère au fait que le DPU a été instauré pour servir l’intérêt public en permettant aux collectivités locales de contrôler le développement urbain de manière cohérente avec leurs politiques d’urbanisme.

On peut ainsi, en considérant que (i) que le DPU a été créée par le législateur comme un outil essentiel pour mettre en œuvre la politique d’urbanisme de la commune et (ii) et par analogie de la primauté du DPU sur le droit de préemption du locataire prévu aux articles 10 et 10-1 de la loi du 31 décembre 1975, le DPU prime sur l’ensemble des droits de préemption des locataires d’habitation.

Conclusion

La hiérarchisation entre les droits de préemption d’intérêt privé et les droits de préemption d’intérêt général tend à privilégier l’intérêt général en priorisant ainsi les droits de préemption accordés à l’Etat, aux collectivités publiques ou encore aux établissements publics.

Néanmoins une étude au cas par cas s’avère nécessaire au vu des exceptions et potentielles conditions à respecter.

Au-delà du fait que dans l’esprit de certains le droit de préemption peut s’apparenter à une limite du droit de disposer, certaines préemptions peuvent avoir de réelles conséquences factuelles et économiques pour le vendeur.

A titre d’exemple en cas d’exercice de son droit de préemption urbain, une commune peut préempter aux mêmes conditions de prix que celles définies dans la DIA, mais elle peut aussi faire une proposition de prix bien plus basse, obligeant potentiellement le propriétaire à renoncer à vendre son bien immobilier si le prix ne lui convient pas.

De récentes modifications législatives laissent à penser que le législateur tente de préciser la mise en œuvre et l’articulation des droits de préemption, néanmoins les textes laissent encore en partie la place à des vides juridiques et des imprécisions. Il incombe au notaire de s’assurer de la validité et de la sécurité juridique des actes pour lesquels il prête son ministère et engage sa responsabilité.

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